La musique andalouse, entre héritage et métissage

Née dans le raffinement des palais d’al-Andalus, la musique andalouse a traversé les siècles, les mers et les silences imposés par l’Histoire. Bien plus qu’un genre musical, elle est le témoignage vivant d’une civilisation cosmopolite, où se mêlaient les cultures arabes, berbères, juives et chrétiennes dans une alchimie savante et sensible.
Chassée d’Espagne après la Reconquista, elle s’est réinventée dans les terres du Maghreb, portée par ceux qui l’avaient aimée, transmise, recréée. Aujourd’hui encore, en Algérie, au Maroc et en Tunisie, elle résonne dans les médinas, les festivals, les conservatoires ou les maisons, à la croisée entre tradition et modernité.
Mais qu’est-ce que cette musique dit encore aujourd’hui ? Quelle mémoire transporte-t-elle ? Quels visages prend-elle selon les pays ? Et comment vit-elle, aussi, dans la mémoire espagnole contemporaine ?
Cet article propose une traversée de ce patrimoine d’exception, entre histoire, transmission et renaissance.
Histoire d’une naissance
À partir de 711, les musulmans (Arabes et Berbères) conquièrent la péninsule Ibérique et fondent ce qu’on appelle al-Andalus. Pendant plusieurs siècles, cette région sera un haut lieu de civilisation islamique, dans un climat relativement tolérant où musulmans, juifs et chrétiens cohabitent, notamment dans les grandes villes comme Cordoue, Séville, Grenade, Tolède.
Dans ce contexte prospère, l’art musical n’était pas un simple divertissement, mais une discipline savante, au même titre que la médecine ou la philosophie. Il était enseigné dans les cours royales, les maisons lettrées, les universités. Et c’est là que tout commence.
La musique andalouse, une synthèse des cultures d’Al Andalus
La musique andalouse est une création collective. Elle est née d’un contexte de cohabitation culturelle exceptionnelle, même si elle a été structurée et théorisée principalement par des savants arabes et musulmans. Elle se nourrit :
- des modes orientaux (maqâms) venus de Bagdad et du Levant,
- des rythmes et instruments berbères d’Afrique du Nord,
- des mélodies populaires espagnoles (mozarabes),
- des traditions juives séfarades,
- des influences latines, chrétiennes, byzantines…
Après la chute de Grenade en 1492, les populations musulmanes (et juives) sont progressivement expulsées d’Espagne. Elles se réfugient en Afrique du Nord, emportant leurs savoirs, leur langue, leurs chants. C’est ainsi que la musique andalouse « s’exile » au Maghreb, où elle sera transmise, adaptée et enracinée dans de nouveaux contextes : marocain, algérien, tunisien.
Une constellation musicale dans le Maghreb
Quand les derniers accords se sont tus dans les palais de Cordoue et de Grenade, lorsque les derniers poètes et musiciens ont quitté al-Andalus au XVe siècle, ils ont emporté avec eux plus que des instruments ou des partitions. Ils portaient un monde. Un art de vivre, une mémoire, un raffinement spirituel que le silence de l’exil ne pouvait étouffer. C’est ainsi qu’est née, au cœur du Maghreb, cette constellation musicale que l’on appelle « musique andalouse », et qui, malgré la distance et les et les siècles, continue de chanter une terre perdue avec des accents toujours renouvelés.
Trois terres, la musique andalouse à travers le Maghreb
Malgré des divergences de style, de langue, de forme, quelque chose d’essentiel relie ces musiques entre elles : une même architecture musicale, fondée sur les noubas, ces suites savantes de chants et de rythmes ; une même poésie, qui évoque l’amour, la séparation, le divin, l’éphémère ; une même profondeur spirituelle, parfois soufie, parfois laïque, mais toujours nourrie de silence et d’intériorité.
En Algérie, une musique enracinée dans la diversité
C’est en Algérie que la musique andalouse a pris le plus de visages. D’un bout à l’autre du pays, elle s’est posée comme une plante qu’on greffe à un terroir nouveau.
À Tlemcen, dans l’Ouest, elle devint le gharnati, un style délicat, hérité de Grenade, où les musiciens racontent des amours éthérées et des extases mystiques en entrelaçant l’arabe classique et les ornementations subtiles du oud et du qanûn.
À Alger, elle s’est formalisée dans la sanâa, plus académique, presque austère, mais d’une élégance souveraine, chantée dans les salons et codifiée par des maîtres soucieux de transmission. Et plus à l’Est, à Constantine, elle a pris le nom de maalouf, une version plus expressive, plus orientale aussi, mêlée aux influences ottomanes qui ont marqué la ville.
Dans ces trois formes, c’est le même souffle qui circule : celui d’une mémoire préservée, transmise de père en fils, de maître à disciple, à travers les conservatoires, les zawiyas ou les veillées familiales. La musique andalouse algérienne n’est pas un art figé : elle vit dans les cœurs, dans les mariages, les fêtes religieuses, et même dans les rues, quand le chaâbi, un genre populaire né à Alger, en reprend certains modes et ornements.
Au Maroc, la fidélité à la tradition comme mission sacrée
De l’autre côté des montagnes, au Maroc, la musique andalouse a trouvé un autre destin. Dès leur arrivée à Fès, Tétouan ou Meknès, les exilés andalous furent accueillis par les grandes familles lettrées et par les confréries religieuses. Là, l’art musical fut traité comme un joyau à protéger. Très vite, des manuscrits furent copiés, des cycles de noubas codifiés, des orchestres formés sous l’égide du sultan ou des savants soufis. On l’appela al-âla, l’instrument, comme s’il s’agissait de l’instrument par excellence pour toucher le cœur de l’homme.
Au Maroc, la musique andalouse a été institutionnalisée sans perdre son âme. Les noubas y sont strictement respectées, chantées exclusivement en arabe classique, avec une attention extrême à la justesse du maqâm et à l’intensité du sentiment. Dans les grandes villes, des orchestres traditionnels perpétuent l’art avec ferveur, et les festivals, comme ceux de Fès ou de Chefchaouen, en célèbrent la grandeur chaque année. Mais cette fidélité à la tradition ne s’oppose pas à la création : des artistes comme Amina Alaoui ou des ensembles contemporains ont su faire dialoguer al-âla avec les musiques du monde, du fado portugais aux mélodies baroques, tout en restant fidèles à sa noblesse intérieure.
En Tunisie, le malouf, entre Orient et Méditerranée
En Tunisie, l’histoire fut différente, mais le lien à l’Andalousie n’en est pas moins fort. Ici, la musique andalouse s’est intégrée à une culture déjà marquée par des siècles de relations avec l’Orient. Le malouf, son nom local, garde la mémoire des poètes andalous, mais il chante aussi avec des accents ottomans, turcs ou italiens. Il est moins monumental que la al-âla marocaine, moins éclaté que le système algérien, mais il n’en est pas moins profond.
À la fin du XIXe siècle, alors que la modernité gagne les rives de la Méditerranée, le malouf est menacé d’oubli. C’est là qu’intervient une institution décisive : La Rachidia, fondée en 1934 à Tunis, qui va sauver ce patrimoine de l’effacement en formant des musiciens, en consignant les noubas, en organisant des concerts et des émissions radiophoniques. Grâce à elle, le malouf est revenu sur scène, et a inspiré de nouvelles générations d’artistes tunisiens, qui ont su y mêler chanson contemporaine, jazz ou instrumentation occidentale.
Quelques figures emblématiques contemporaines de la musique andalouse
Au Maroc,
- Haj Mohamed Raïs (1912–1996)
Chef d’orchestre, violoniste et pédagogue, il a dirigé l’orchestre andalou de Fès pendant des décennies. Son travail rigoureux a permis la codification des noubas, la préservation de leur structure classique, et leur diffusion radiophonique. Il est à l’origine de nombreuses retranscriptions manuscrites des noubas, précieuses pour la transmission orale fragile de ce répertoire. - Abdelkrim Rais (1912–1996)
Neveu de Mohamed Raïs, il dirigea l’orchestre de musique andalouse de Fès, et fonda le Conservatoire de Fès, assurant la transmission à une nouvelle génération. Il a aussi enregistré plusieurs cycles complets de noubas. - Ahmed Loukili (1916–1988)
Chef d’orchestre et grand pédagogue à Rabat, il a également œuvré à la modernisation sans dénaturation de la musique andalouse marocaine. Il fut une figure importante dans l’enseignement au Conservatoire de Rabat. - Amina Alaoui (née en 1964)
Chanteuse formée au chant classique, au flamenco et à la musique andalouse. Elle incarne une forme de fusion raffinée, entre tradition et contemporanéité, en mêlant parfois le gharnati, les musiques persanes ou le fado.
En Algérie,
- Sid Ahmed Serri (1926–2010)
Grand maître du malouf constantinois, il a œuvré à sa diffusion en dehors de l’Algérie, tout en conservant une exigence musicale élevée. Il a formé de nombreux élèves et contribué à une renaissance du malouf dans les années 1980-90. - El Hadj Mohamed El Anka (1907–1978)
Bien qu’associé au chaâbi, El Anka est profondément nourri par la musique andalouse algérienne, et fut un passeur entre tradition savante et culture populaire. Il fut professeur au conservatoire d’Alger. - Beihdja Rahal (née en 1962)
Chanteuse et musicologue, elle a contribué à faire connaître le répertoire classique du genre sanâa d’Alger, avec une grande exigence dans l’interprétation. Son travail de restauration et d’enregistrement des noubas complètes est remarquable.
En Tunisie,
- Khemaïs Tarnane (1894–1964)
Figure majeure de la musique tunisienne classique, il a œuvré à la restructuration du malouf tunisien, en intégrant des éléments nouveaux et en encourageant une écriture musicale formalisée. - Mohamed Saâda (1900–1994)
Compositeur et pédagogue, il a transmis le malouf tunisien dans les conservatoires et favorisé une approche moderne de la tradition. - Lotfi Bouchnak (né en 1952)
S’il est aussi chanteur de musique arabe contemporaine, Bouchnak a souvent intégré des éléments du malouf dans son répertoire. Il est considéré comme l’un des ambassadeurs du patrimoine musical tunisien.
Aujourd’hui, la musique andalouse n’est pas un simple vestige du passé : elle continue de vivre, de vibrer, de se transmettre. Au Maghreb, elle est portée par une constellation d’institutions, de maîtres et de passionnés qui œuvrent à sa préservation.
Au Maroc, elle bénéficie d’un ancrage profond dans les conservatoires, les festivals et la radio nationale, qui en ont enregistré l’intégralité des noubas. En Algérie, malgré les fragilités liées à la transmission orale et au contexte politique, des villes comme Tlemcen ou Constantine restent les bastions d’un répertoire toujours vivant. En Tunisie, la tradition du malouf est solidement encadrée par des structures comme La Rachidia, qui perpétuent un art à la fois savant et populaire.
Mais au-delà de la conservation, une nouvelle génération de musiciens, de chercheurs et de passionnés s’en empare pour en offrir des relectures contemporaines. Certains la mêlent au jazz, au flamenco ou aux musiques méditerranéennes ; d’autres la revisitent dans une approche plus spirituelle ou savante. Des ensembles comme Al Andalus Ensemble ou Maqâm, basés en Europe ou en Amérique du Nord, contribuent à faire rayonner cet héritage au-delà des frontières.
En Espagne, la musique andalouse en tant que tradition savante n’a pas été conservée dans sa forme originale. Mais son empreinte culturelle est encore palpable : dans l’architecture, la poésie, certaines couleurs du flamenco, ou les recherches musicologiques contemporaines. Des musiciens espagnols ou andalous redécouvrent aujourd’hui cette histoire partagée, en collaborant parfois avec des artistes maghrébins ou en intégrant certains modes ou instruments à leur propre univers.
Ainsi, entre mémoire, métissage et recréation, la musique andalouse continue de relier les deux rives de la Méditerranée. Elle incarne ce que le patrimoine peut avoir de plus vivant : un passé qui se transmet, se transforme, et reste capable de rassembler, au-delà du temps et des frontières.
Pour en savoir plus :
Musique arabo-andalouse – Wikipédia
La musique arabo-andalouse, par Omar Métioui, dans la revue Persée
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